Lundi 21 Mars: "Pour l'opinion, j'étais le ministre des criminels"

Publié le par Sam Fisher

Il raconte son combat au sommet du pouvoir, d’octobre 1981 à février 1986, pour une justice exemplaire. Robert Badinter parle sans détour, dans Les épines et les roses, des avanies subies pour avoir aboli la peine de mort, de son amitié avec François Mitterrand, de sa lutte en faveur de la réinsertion des détenus, de son peu de goût pour la démagogie. Le récit fort et sobre d’un homme détesté hier et admiré aujourd’hui : le temps passe et, parfois, répare.

 

 

D’où vous vient votre passion pour la justice?
On ne peut pas être à la fois le patient et le psychanalyste. On peut raconter ce qu’on a fait, mais on ne peut pas en expliquer le motif profond. Quand je plaidais des affaires où se jouait la tête d’un homme, je m’entendais tenir des propos jusqu’alors inconnus de moi. Il faut réussir, dans la vie, à ouvrir la voie à nos forces secrètes. La justice est ma passion constante et prédominante.

 

Les Français aiment-ils leur justice?
Il n’y a pas, entre les Français et leur justice, le même rapport de fierté et de confiance que dans d’autres pays. Les Anglais ont dans leur justice une foi que je juge excessive par rapport au nombre d’erreurs judiciaires qu’ils connaissent. Mais si vous regardez l’histoire de la justice anglaise, les premières chartes sont des actes par lesquels défense est faite au roi de commettre tel ou tel acte. La justice est donc perçue, chez eux, comme un rempart contre le pouvoir arbitraire. L’histoire de la justice en France est celle d’une construction difficile par les légistes royaux d’un pouvoir souverain de justice du roi. Il existe des justices concurrentes. La justice seigneuriale, ecclésiastique, commerciale… Mais le symbole de la royauté, c’est l’épée de justice tenue par le roi. C’est toute l’expression du pouvoir absolu du souverain. Tout comme la formule "si veut le roy, si veut la loi". La justice s’exerce de haut en bas et les juges sont les délégataires du roi. Ils ne jugent qu’en son nom. La justice a, à son sommet, le tenant du pouvoir politique. Elle est donc ressentie comme docile au pouvoir et inégalitaire. Le mot admirable du paysan prussien à Frédéric le Grand – "Ah, heureusement, qu’il y a des juges à Berlin! " – était impensable dans la France de l’Ancien Régime.

 

Qu’en est-il aujourd’hui?
Les Français n’ont pas, pour leur justice, la considération qu’elle mérite. Elle traite de plus en plus d’affaires avec des moyens qui ne croissent pas proportionnellement à la demande. Je ne me souviens pas avoir connu un malaise, au sein du corps judiciaire, semblable à celui que l’on connaît actuellement.

 

Vous avez été ministre de la Justice de 1981 à 1986.
Lorsque je suis devenu ministre de la Justice, en 1981, à l’âge de 52 ans, j’étais professeur de droit et avocat depuis trente ans. J’étais prêt mais, avec le recul, je me rends compte que ce n’était pas un choix facile pour François Mitterrand. Car, pour l’opinion publique, j’étais l’avocat des assassins. En réalité, j’avais fondé, avec Jean-Denis Bredin, un cabinet de droit civil. Peu importait. On ne me voyait qu’à travers les affaires d’auteurs de crimes atroces qui avaient échappé à la peine de mort.

 

Vous avez mené vos réformes au pas de charge.
J’étais convaincu que je ne disposais que de cent jours. On a aboli la peine de mort, on a supprimé la Cour de sûreté de l’État, les tribunaux militaires, la loi anticasseurs, dépénalisé l’homosexualité… Tout cela a coïncidé avec une loi d’amnistie généreuse. J’étais devenu le ministre des criminels. J’ai pourtant considérablement amélioré la condition des victimes pendant toute cette époque, mais l’opinion publique ne s’y intéressait pas.

 

Vous avez connu des échecs?
Je n’ai pas pu réduire, autant que je voulais, la surpopulation carcérale. J’ai fait beaucoup de réformes pour humaniser les prisons. Je me heurtais au mythe de la prison "quatre étoiles" et à l’indifférence, voire l’hostilité, du public. De surcroît, j’ai toujours manqué de moyens. J’aimerais que la gauche fasse de l’amélioration de la condition pénitentiaire une priorité.

 

Est-ce que vous n’avez pas payé au prix fort votre caractère réservé?
Je n’aime pas montrer mes sentiments et mes émotions. Question d’éducation. François Mitterrand se gaussait: "Mais pourquoi êtes-vous si impopulaire?" J’ai des capacités de conviction, lorsque je suis fortement convaincu, mais je ne maîtrisais pas la technique médiatique. J’étais abstrait, professoral, dogmatique, là où il aurait fallu être cool, sympathique, chaleureux. J’étais resté un professeur plus qu’un ministre. Je me suis raidi dans l’adversité. J’avais pris, face aux attaques, la devise de Disraeli: "Never complain, never explain" ("ne jamais se plaindre, ne jamais s’expliquer"). Il aurait fallu, au contraire, expliquer et convaincre. Je poursuivais ma tâche, l’œil fixé sur mes projets. Agir et se taire. Je n’ai cédé sur rien. Si je n’ai pas réussi à faire tout ce que je voulais, au moins ce que j’ai fait, je l’ai voulu.

 

Vous avez suscité une hostilité proche de la haine.
J’ai déjeuné ave le cardinal Lustiger, peu de temps après l’abolition de la peine de mort. Il m’a dit: "Vous êtes au début de votre chemin de douleur. Quand il y a un grand crime, l’instinct de mort, qui sommeille chez les êtres humains, se réveille. L’atrocité du crime fait naître, chez tous ceux qui en sont témoins, la pulsion de mort. L’être humain est ainsi fait: on veut mettre l’auteur du crime à mort. Mais on ne pourra plus maintenant rêver de mettre à mort l’auteur du crime. Comme c’est par vous que cela ne sera plus possible, c’est sur vous que se polarisera cet instinct de mort." On s’est rendu compte, avec les années, qu’il n’y avait ni plus ni moins de crimes après l’abolition de la peine de mort. On a compris son inutilité et aussi son inhumanité.

 

L’instinct de mort est une composante de la nature humaine?
Le philosophe Michel Serres rappelle qu’il existe deux espèces vivantes qui tuent leurs semblables simplement pour le tuer : l’homme et le rat. L’homme, dit-il, est un rat pour l’homme. Je suis sans illusion sur l’espèce humaine. C’est pourquoi je suis si profondément abolitionniste. C’est une des rares victoires que l’humanité puisse remporter sur elle-même.

 

Vous n’êtes pas resté éternellement le "ministre des criminels".
J’ai été le ministre aux côtés duquel il ne fallait pas se montrer, puis le temps des roses a succédé au temps des épines. À partir de l’automne 1983, les choses ont changé. La gauche me savait gré de la fermeté de mes convictions.

 

Est-ce que vous voyez venir la campagne présidentielle avec appréhension?
La thématique sécuritaire a atteint un point paroxystique. À chaque crime atroce, on fait une loi nouvelle. Quatre lois contre la récidive en cinq ans! La violence, pour autant, ne cesse de croître. On ne s’interroge plus sur les causes profondes, dans notre société, de la violence et de la délinquance. C’est pourtant sur ses causes qu’il faut faire porter un effort continu de prévention. On néglige le traitement social de la délinquance. Il est vrai que ce n’est pas médiatique…
 

Vous êtes pour une justice de réinsertion?
Il existe fondamentalement deux types de justice: celle qui vise à l’élimination et celle qui vise à la réinsertion. Je suis un disciple de Condorcet et je crois que les êtres humains peuvent changer par l’éducation, la formation et retrouver le chemin de la société libre. Tous les détenus finissent par sortir. Il faut tout mettre en œuvre, dès le début de la détention, pour qu’ils puissent un jour retrouver une place dans la société. Ce n’est pas facile, mais c’est la meilleure prévention contre la récidive.
 

La gauche fait-elle encore rêver?
Le moteur de la gauche reste celui d’une société plus juste. Les combats conduits dans les deux dernières décennies, par exemple, l’égalité entre hommes et femmes ou la place des homosexuels dans la société, ont fait bouger les choses dans le bon sens. Il reste cependant bien des chantiers, comme un meilleur accès de tous à l’instruction et la lutte contre le racisme et l’exclusion. Il faut aussi rester fidèle à un principe simple: la France ne compte que des Français à égalité de droits et de devoirs, sans distinction aucune. On n’a pas à parler de "Français d’origine musulmane" dans une société laïque. Que demandent l’immense majorité d’entre eux, si ce n’est la possibilité de vivre et de travailler comme les autres citoyens français? Assez de stigmatisation. Chacun a le droit de pratiquer librement sa religion ou de ne pas la pratiquer dans notre pays. La laïcité républicaine, dont je suis un farouche défenseur, est gage de
fraternité. Jean Jaurès disait déjà: "La laïcité, c’est la fin des réprouvés." Le propos n’a rien perdu de sa force.

 

Le JDD...

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